Littérature anglophone

La lutte des castes

La société indienne des castes est-elle soluble dans l’amour et le sexe ? La réponse implacable donnée par The god of small things est claire : c’est non. Arundhati Roy décrit dans ce récit une famille chrétienne de la bourgeoisie du Kerala, un des rares États de la Fédération indienne à connaître régulièrement un photo-godsmallroygouvernement dirigé par des communistes, tendance léniniste. Il y a la tante, la grand-mère et sa fille Ammu, la mère de « faux » jumeaux ainsi que son fils Chacko, qui a repris la petite entreprise de conserves et produits épicés. Ce microcosme, évoqués par petites touches assez drôles, se prépare à recevoir l’ex-femme de Chacko ainsi que sa fille, débarquées fraîchement de Londres. Le drame se noue autour du passage par des enfants d’une rivière grossie par les pluies, la passion entre Ammu et Velutha, un des employés de l’entreprise, de la caste des Dalits (intouchables) et de tensions entre les patrons et « les masses ».

L’écriture est vive et certaines métaphores sont très bien trouvées. Mais le rythme est parfois décousu et les répétitions qui se veulent comiques tombent parfois à plat.

The god of small things est le premier roman d’Arundhati Roy, qui a mis vingt ans a en publier un second, The Ministry of utmost happiness, après de nombreux essais et livres documentaires.

Velutha est affilié au Parti communiste indien (marxiste), qui a participé à de nombreuses reprises au sein d’une coalition de gauche au gouvernement de l’Etat du Kerala. Plus d’information ici (en anglais).

The god of small things, Arundhati ROY

Édité par Harper Perennial, London, 2004, 340 pages.

12 ans dans la pile d’attente.

 

 

Endépandans Cha Cha

Toussaint Louverture était un adepte du mouvement perpétuel. Quoi de mieux en effet que de se trouver toujours à cheval par les chemins de Saint-Domingue pour débouler là où il n’est pas attendu, pour prendre ses adversaires à revers, pour changer les plans au dernier moment? Master of the crossroads (Maître des carrefours) nous fait bien entrer dans cette stratégie suivie entre 1791 et 180master-crossroads0 par ce fin tacticien toujours sous-estimé par ses adversaires blancs. Parfaitement adaptée aux circonstances compliquées de la naissance d’Haïti, la guerre en mouvement implique aussi le renversement des alliances. Entre les Anglais, les Espagnols, les Français à l’agenda trouble, les créoles et ses propres lieutenants qui deviennent des concurrents, Toussaint danse en permanence, s’alliant pragmatiquement aux uns et aux autres. Cette versatilité apparente cache cependant un objectif clair et inébranlable : l’indépendance d’Haïti et la fin de l’esclavage.

Toutefois, pour paraphraser Mohamed Ali, Toussaint ne flotte pas seulement comme un papillon, il pique également comme une abeille (« Float like a butterfly, sting like a bee »). Les changements d’alliances sont en effet ponctués par des violences, parfois durement réprimées, et une discipline ascétique de Louverture et de ses hommes.

Avec fidélité et couleurs, Bell nous restitue cette fresque importante de l’histoire du continent américain, sans oublier d’imbriquer ses personnages romanesques (notamment le docteur Hébert) dans la trame des faits réels. Ce mélange est parfois raté avec des passages trop « plaqués » qui semblent tirés de livres d’histoire et collés directement dans le roman.

Ce livre mérite cependant le détour : il met en lumière l’hypocrisie de la Révolution française. Liberté, égalité, fraternité ? Oui d’accord, mais pour autant que la couleur de la peau du citoyen soit suffisamment claire….

Master of the crossroads est le deuxième volet d’une trilogie de Bell sur la naissance d’Haïti, commencée avec All souls’ rising et se terminant avec The stone that the builder refused.

La couverture du livre reproduit un détail d’un portrait de Toussaint Louverture, peint par Gustave Alaux (1887 – 1965). A voir cet avis de recherche lancé par Interpol, ce tableau semble avoir disparu (volé ?) du Musée du Panthéon National Haïtien, au lendemain de l’énorme tremblement de terre du 12 janvier 2010.

Master of the crossroads, Madison Smartt BELL

Édité par Vintage books, New York, 2004, 680 pages.

11 ans et 10 mois dans la pile d’attente.

La Ligne de mort

Rien de tel qu’un film presque culte pour enjoliver l’histoire. Le pont de la rivière Kwai, avec ses prisonniers-héros dans les camps japonais, sifflant une mélodie indémodable pour se donner du courage, est bien loin de la réalité. Dans The narrow road to the deep North, Richard Flanagan décrit au contraire l’inhumanité vécue par les détenus de guerreimg_the-narrow-road australiens sur le chantier absurde d’une ligne ferroviaire devant relier Bangkok à la Birmanie.

Mené par le personnage principal, le médecin militaire Dorrigo Evans, le contingent de prisonniers se fait broyer au fil du temps. Jour après jour, leur nombre diminue. Les termes « camp de travail » sont encore trop beaux pour décrire ce mouroir dans la jungle. Une boulette de riz par jour, des ulcères, d’incroyable carences alimentaires, la dysenterie et une faim omniprésente scandent les pages de ce livre. Les squelettes ambulants doivent chaque jour déboiser, casser la roche et porter les rails et traverses pour faire avancer la Ligne au nom de l’Empereur. Ils se tuent littéralement au travail.

Evans a le sale rôle : il doit sélectionner, chaque jour, dans une âpre négociation avec les militaires japonais, ceux des hommes qui vont aller sur la Ligne. Aucun n’est en état, ne serait-ce que pour marcher jusqu’au chantier. Mais les exigences augmentent et ils sont de plus en plus nombreux à se crever à la tâche. Avec des scènes absurdes ou horribles, Flanagan mêle à ce récit des épisodes de la vie de Evans avant et après les camps. Sa relation superficielle avec les femmes, un côté vaguement cabotin mais surtout une gravité de pierre montrent qu’Evans n’est jamais revenu de la forêt tropicale thaïlandaise.

Le livre s’articule en fonction de la question « et si… ? ». Et si Evans avait su qu’un de ses seconds était en fait son neveu ? Et si Evans avait reçu en captivité une autre lettre que celle annonçant faussement la mort de la femme de sa vie ? Et si, Evans avant la guerre n’avait pas rendu visite à son oncle d’Adelaïde ? L’histoire est remarquablement tenue et l’écriture sensible, même si des hasards un peu trop improbables lui font perdre un peu de crédibilité.

Le titre de ce roman est inspiré de Le chemin étroit vers les contrées du Nord. Il s’agit d’un recueil de haïkus écrits par Matsuo Basho, un poète du XVIIème siècle, considéré comme l’un des auteurs classiques de la littérature japonaise.

Un site mis en place par le gouvernement australien évoque l’horreur de ce que fut le chantier de la Ligne, entre 1942 et 1945, avec des références aux musées qui peuvent être visités à Kanchanaburi, en Thaïlande.

 

The narrow road to the deep North, Richard FLANAGAN

Édité par Vintage books, Sydney, 2014, 467 pages.

5 mois dans la pile d’attente.

Réseaux sociaux, société zéro

La Corée du Nord l’a rêvé, les réseaux sociaux l’ont réalisé. « La vie privée c’est le vol » est en effet un des slogans imaginés par l’héroïne de ce roman. Mae Holland, c’est son nom, se fait engager par une firme active sur Internet et ayant basé son succès sur son moteur de recherche. Toute ressemblance avec la virtualité Google n’est absolument pas IMG_1061fortuite, même si l’entreprise s’appelle ici The Circle. Mae en gravit rapidement les échelons, mais au prix d’une reddition quasi-totale de sa vie privée. Elle vit, respire, mange et dort The Circle. Elle se fait happer, consentante, par la machine en lui laissant toutes ses coordonnées et fichiers personnels dès le premier jour. De son cou pend une caméra branchée en permanence et qui filme sa vie en « transparence ». Le travail est organisé pour se mettre une pression insupportable : un rating constant de son travail, une compétition interne stimulée par des classements dans tous les domaines ou une participation « pas obligatoire, mais fortement recommandée » aux activités sociales de l’entreprise.

Les seuls à résister sont les parents ou les amours de jeunesse de Mae, qui ne veulent pas entrer dans le champ de la caméra qui lui pendouille au cou. Eggers met bien en évidence le glissement insensible vers la prise de contrôle par The Circle de la vie de ses employés, puis de tous celles et ceux qui ont un compte chez eux. Par petits clics, en connectant des outils de contrôle de plus en plus complexes, The Circle tisse sa toile mortifère et emprisonne virtuellement ses usagers. Au final, le réseau social met en charpie le tissu social, cette « chose » concrète, faite de contacts entre personnes de chair et d’os, qui fonde toute société humaine. La dictature de The Circle se masque ici d’une fausse cool attitude, pour mieux faire passer la pilule.

A trop vouloir développer sa thèse du danger que représente ce genre d’entreprise totalitaire, Eggers en oublie de soigner son style, la crédibilité de certaines situations et l’épaisseur de ses personnages. Un livre à lire pour le fond et vraiment pas pour la forme : le temps pris pour sa lecture sera au moins volé à Google, Facebook ou Twitter.

Ce roman a été adapté au cinéma en 2017. La bande annonce ici.

L’action de ce livre se déroule dans la baie de San Francisco, où Mae Holland s’adonne à une activité visiblement populaire à cet endroit: le kayak dans l’estuaire.

The Circle, Dave EGGERS

Édité par Vintage Books, New York, 2014, 497 pages.

9 mois dans la pile d’attente.

Eksplosyon nan vyolans

Liste des sévices : énucléation de globes oculaires au tire-bouchon, éventrement de femmes enceintes, pendaison par la mâchoire à des crocs de bouchers, viols, meurtres et pillages. Cette énumération macabre scande All souls’ rising. Alors que la révolution guillotine à tout va en France, les esclaves retournent l’enfer de ce qu’ils subissent co2015-04-05 13.41.12ntre les colons de Saint-Domingue. A l’humiliation permanente de l’esclavage répond la violence du soulèvement des opprimés vers la liberté. A la négation de l’être humain amené d’Afrique dans des plantations répond la destruction par le feu des champs honnis de cannes à sucre.

Avec ce fil conducteur, Bell décrit le soulèvement de 1791 dans ce qui deviendra Haïti. Il présente la révolte des esclaves comme une manoeuvre des « féodaux » de Saint-Domingue pour faire peur aux couches « progressistes » et révolutionnaires. Celles-ci regardent la France et verraient bien l’égalité des droits être appliquée dans l’île. Mais attention, juste pour eux : pas question de considérer les esclaves et les Noirs comme égaux. Les féodaux perdent le contrôle de leur manigance. Car celui qui devait en être que le pion se révèle un véritable chef de guerre : Toussaint, qui ne s’appelle pas encore Louverture.

Bell s’est largement documenté non seulement sur les événements, mais également sur le vaudou, qui donne au livre sa toile de fond. Doté d’une écriture sans faille et évocatrice, All souls’ rising offre au roman historique ses lettres de noblesse. Ni plus ni moins. Bell est d’ailleurs sans surprise l’auteur d’une biographie faisant autorité sur Toussaint Louverture.

All souls’ rising, paru en 1995, est le premier volume d’une trilogie littéraire sur la naissance d’Haïti. Master of the Crossroads et The stone that the builder refused en constituent la suite.

Le récit de la révolte est entrecoupé par celui de la déportation de Toussaint Louverture, organisée par la France vers le fort de Joux, dans le Jura français.

All souls’ rising, Madison Smartt BELL

Edité par Vintage Books, New York, 2004, 504 pages.

10 ans dans la pile d’attente.

Soupe miso

William Makepeace Thackeray a intitulé ce récit Memoirs of Barry Lyndon, Esq. En fait, Bref traité de l’imposture et de la misogynie aurait mieux convenu. En effet, le héros fourbe et sinueux fanfaronne de manière insupportable à travers l’Europe de la moitié du XVIIIème siècle. Dans ce qui était l’Allemagne surtout. thackerayIrlandais de souche, il joue les mercenaires dans l’armée prussienne et truande à un jeu de carte très en vogue à l’époque : le pharaon. En trichant sans cesse ni scrupules, il parvient à enfariner la petite noblesse et se faire payer ainsi son train de vie. Les femmes, sauf sa mère évidemment, sont décrites comme pas futées et ne sont perçues qu’en termes « d’opportunités économiques ». Le prétentieux finit en effet par marier une veuve anglaise, qui lui donne accès à des terres et à une rente de parlementaire à Londres.

Barry Lyndon perd son statut dans un dernier retournement de situation. C’est sa femme qui le roule dans la farine. Assez bon dans l’ironie, Thackeray aurait pu nous épargner quelques longueurs qui délayent inutilement la soupe. Mais rien que l’idée d’un Irlandais qui devient Anglais par intérêt, il fallait oser. Sacré Thackeray.

Ce récit est paru en 1844 sous forme de feuilleton dans Frazer’s magazine.

Stanley Kubrick a tiré de ce récit un film, sorti en 1975, la bande-annonce est visible ici.

Barry Lyndon, William Makepeace THACKERAY

Edité par Oxford University press, Oxford, 1992, 311 pages.

21 ans dans la pile d’attente.