Bagdad cassée

Irak, début des années 2000. La ville de Bagdad sous occupation étasunienne sent la cordite et l’explosif. Pas un jour ne passe sans qu’une sourde détonation se fasse entendre dans un coin de la ville. Des personnes meurent, sont démembrées par les explosions et la résignation s’instillent par toutes les fissures. 93C5E2E3-8039-497E-908C-5C4BA623C014

Hadi le chiffonnier se met en tête de récupérer des membres et des parties de corps éparpillés par les explosions pour constituer un nouvel être. Un beau jour, une âme donne vie au corps, qui part venger chacune des parties dont il est constitué.  Et semer une joyeuse zizanie dans la ville.

Ahmed Saadawi met admirablement en scène des situations picaresques, mais décrites en mode quasi-journalistique. Le comique, la poésie et la mélancolie marquent les déambulations de ce Frankenstein dans Bagdad. Il y a du monde à ses trousses. Par exemple, le journaliste Mahmoud qui navigue entre éthique professionnelle et milieu pourri. Par exemple, la Brigade de Surveillance et d’Intervention, composée d’un aréopage d’astrologues, qui lui court après en arrivant souvent trop tard. Par exemple, Oum Daniel qui ne bouge pas de sa vielle maison, mais attend les visites du « patchwork humain » avec une joie anticipative, parce qu’elles lui donnent raison.

Ce roman décrit, de manière ingénieuse, non seulement l’enfer et l’absurdité de la guerre vécu par les Irakiennes et les Irakiens, mais aussi les petits travers de leur société. La corruption, l’exil, les stratégies de survie évoquées forment une fresque colorées, à l’odeur de thé à la menthe. Très bon moment de lecture.

Le titre est évidemment une référence au Frankenstein, de Mary Shelley, paru en 1818 et cité en exergue du livre.

L’action du livre se déroule à Bagdad, principalement dans le quartier de Bataween.

Frankenstein à Bagdad, Ahmed SAADAWI

Édité par Piranha, Paris, 2016, 373 pages.

2 ans dans la pile d’attente.

Festival despote

L’espèce des dictateurs compte plusieurs spécimens venant de pays africains. Dans ces pages, l’Ivoirien Houphouët, le Centrafricain Bokassa, le Zaïrois Mobutu ou le Marocain Hassan II sont évoqués sous leur totem animal. Construit sur le mode des veillées où les griots content les légendes des détenteurs de IMG_3088pouvoir, le fil conducteur est représenté par Koyaga, un dictateur bénéficiant d’une baraka lui permettant de déjouer toutes les tentatives d’assassinats et de coups d’état ourdies à son encontre. Tirant force de ses pouvoirs animistes, Koyaga écarte impitoyablement le moindre élément ou la moindre personne qui se met en travers de sa route. Si il s’agit d’un homme celui-ci est régulièrement tué avant ou après avoir été soigneusement émasculé.

Kourouma manie l’humour grinçant et le comique acide pour décrire les fastes ridicules, l’obséquiosité coupable des tristes sbires, ou encore l’attitude plutôt moutonnière de la population. Il met crûment en lumière les relations assassines entre les dictatures et les puissances internationales comme la France et les Etats – Unis. Bref tout le monde prend une volée de bois vert y compris la démocratie, qui, comme l’herbe sous les pattes des éléphants, se fait méchamment piétiner.

Ahmadou Kourouma, décédé en décembre 2003, pourfend dans ce livre les abus de pouvoirs et les dictatures. Il en parle ici.

Mobutu Sese Seko, évoqué dans le livre sous son totem léopard, est arrivé au pouvoir via un coup d’État. Il en parle ici.

En attendant le vote des bêtes sauvages, Ahmadou KOUROUMA

Édité par Points, Seuil, Paris, 2000, 381 pages.

16 ans dans la pile d’attente.

Balles à « blancs »

Un groupe de policiers new yorkais se retrouve régulièrement autour de boissons alcoolisées. Pour gérer en commun leurs intenses frustration et impuissance. En effet, chacun à son « blanc » : une affaire de meurtre où le policier ou la policière sait qui est le coupable, mais ne peut pas l’arrêter. Soit pour un vice de IMG_2398procédure, soit parce que le meurtrier est particulièrement malin. Les flics doivent donc supporter de voir leur proie vaquer tranquillement à ses occupations, sans être inquiétée.

Un jour cependant, les « blancs » commencent à tomber comme des mouches. Simultanément, le flic chargé de l’enquête ainsi que sa famille se font harceler par un mystérieux personnage. Entre trouille et surréaction, le flic, qui a aussi son « blanc», sombre dans la parano.

Qui tue les « blancs » ? Un justicier ? Qui sème la zizanie dans la famille du flic ? Pourquoi ? Articulé de manière efficace autour de ces questions, l’enquête progresse sans temps mort jusqu’au dénouement, un tantinet « too much ».

Richard Price, qui se cache derrière le pseudo de Harry Brandt, l’auteur initial de The Whites, est connu pour être l’un des principaux auteurs de la série policière The wire.

Le meurtre de l’un des « blancs » est situé dans la gare de Grand Central à New York.

 

The whites, Richard PRICE

Published by Bloomsbury, London, 2015, 333 pages.

1 an dans la pile d’attente.

La lutte des castes

La société indienne des castes est-elle soluble dans l’amour et le sexe ? La réponse implacable donnée par The god of small things est claire : c’est non. Arundhati Roy décrit dans ce récit une famille chrétienne de la bourgeoisie du Kerala, un des rares États de la Fédération indienne à connaître régulièrement un photo-godsmallroygouvernement dirigé par des communistes, tendance léniniste. Il y a la tante, la grand-mère et sa fille Ammu, la mère de « faux » jumeaux ainsi que son fils Chacko, qui a repris la petite entreprise de conserves et produits épicés. Ce microcosme, évoqués par petites touches assez drôles, se prépare à recevoir l’ex-femme de Chacko ainsi que sa fille, débarquées fraîchement de Londres. Le drame se noue autour du passage par des enfants d’une rivière grossie par les pluies, la passion entre Ammu et Velutha, un des employés de l’entreprise, de la caste des Dalits (intouchables) et de tensions entre les patrons et « les masses ».

L’écriture est vive et certaines métaphores sont très bien trouvées. Mais le rythme est parfois décousu et les répétitions qui se veulent comiques tombent parfois à plat.

The god of small things est le premier roman d’Arundhati Roy, qui a mis vingt ans a en publier un second, The Ministry of utmost happiness, après de nombreux essais et livres documentaires.

Velutha est affilié au Parti communiste indien (marxiste), qui a participé à de nombreuses reprises au sein d’une coalition de gauche au gouvernement de l’Etat du Kerala. Plus d’information ici (en anglais).

The god of small things, Arundhati ROY

Édité par Harper Perennial, London, 2004, 340 pages.

12 ans dans la pile d’attente.

 

 

Endépandans Cha Cha

Toussaint Louverture était un adepte du mouvement perpétuel. Quoi de mieux en effet que de se trouver toujours à cheval par les chemins de Saint-Domingue pour débouler là où il n’est pas attendu, pour prendre ses adversaires à revers, pour changer les plans au dernier moment? Master of the crossroads (Maître des carrefours) nous fait bien entrer dans cette stratégie suivie entre 1791 et 180master-crossroads0 par ce fin tacticien toujours sous-estimé par ses adversaires blancs. Parfaitement adaptée aux circonstances compliquées de la naissance d’Haïti, la guerre en mouvement implique aussi le renversement des alliances. Entre les Anglais, les Espagnols, les Français à l’agenda trouble, les créoles et ses propres lieutenants qui deviennent des concurrents, Toussaint danse en permanence, s’alliant pragmatiquement aux uns et aux autres. Cette versatilité apparente cache cependant un objectif clair et inébranlable : l’indépendance d’Haïti et la fin de l’esclavage.

Toutefois, pour paraphraser Mohamed Ali, Toussaint ne flotte pas seulement comme un papillon, il pique également comme une abeille (« Float like a butterfly, sting like a bee »). Les changements d’alliances sont en effet ponctués par des violences, parfois durement réprimées, et une discipline ascétique de Louverture et de ses hommes.

Avec fidélité et couleurs, Bell nous restitue cette fresque importante de l’histoire du continent américain, sans oublier d’imbriquer ses personnages romanesques (notamment le docteur Hébert) dans la trame des faits réels. Ce mélange est parfois raté avec des passages trop « plaqués » qui semblent tirés de livres d’histoire et collés directement dans le roman.

Ce livre mérite cependant le détour : il met en lumière l’hypocrisie de la Révolution française. Liberté, égalité, fraternité ? Oui d’accord, mais pour autant que la couleur de la peau du citoyen soit suffisamment claire….

Master of the crossroads est le deuxième volet d’une trilogie de Bell sur la naissance d’Haïti, commencée avec All souls’ rising et se terminant avec The stone that the builder refused.

La couverture du livre reproduit un détail d’un portrait de Toussaint Louverture, peint par Gustave Alaux (1887 – 1965). A voir cet avis de recherche lancé par Interpol, ce tableau semble avoir disparu (volé ?) du Musée du Panthéon National Haïtien, au lendemain de l’énorme tremblement de terre du 12 janvier 2010.

Master of the crossroads, Madison Smartt BELL

Édité par Vintage books, New York, 2004, 680 pages.

11 ans et 10 mois dans la pile d’attente.

La Ligne de mort

Rien de tel qu’un film presque culte pour enjoliver l’histoire. Le pont de la rivière Kwai, avec ses prisonniers-héros dans les camps japonais, sifflant une mélodie indémodable pour se donner du courage, est bien loin de la réalité. Dans The narrow road to the deep North, Richard Flanagan décrit au contraire l’inhumanité vécue par les détenus de guerreimg_the-narrow-road australiens sur le chantier absurde d’une ligne ferroviaire devant relier Bangkok à la Birmanie.

Mené par le personnage principal, le médecin militaire Dorrigo Evans, le contingent de prisonniers se fait broyer au fil du temps. Jour après jour, leur nombre diminue. Les termes « camp de travail » sont encore trop beaux pour décrire ce mouroir dans la jungle. Une boulette de riz par jour, des ulcères, d’incroyable carences alimentaires, la dysenterie et une faim omniprésente scandent les pages de ce livre. Les squelettes ambulants doivent chaque jour déboiser, casser la roche et porter les rails et traverses pour faire avancer la Ligne au nom de l’Empereur. Ils se tuent littéralement au travail.

Evans a le sale rôle : il doit sélectionner, chaque jour, dans une âpre négociation avec les militaires japonais, ceux des hommes qui vont aller sur la Ligne. Aucun n’est en état, ne serait-ce que pour marcher jusqu’au chantier. Mais les exigences augmentent et ils sont de plus en plus nombreux à se crever à la tâche. Avec des scènes absurdes ou horribles, Flanagan mêle à ce récit des épisodes de la vie de Evans avant et après les camps. Sa relation superficielle avec les femmes, un côté vaguement cabotin mais surtout une gravité de pierre montrent qu’Evans n’est jamais revenu de la forêt tropicale thaïlandaise.

Le livre s’articule en fonction de la question « et si… ? ». Et si Evans avait su qu’un de ses seconds était en fait son neveu ? Et si Evans avait reçu en captivité une autre lettre que celle annonçant faussement la mort de la femme de sa vie ? Et si, Evans avant la guerre n’avait pas rendu visite à son oncle d’Adelaïde ? L’histoire est remarquablement tenue et l’écriture sensible, même si des hasards un peu trop improbables lui font perdre un peu de crédibilité.

Le titre de ce roman est inspiré de Le chemin étroit vers les contrées du Nord. Il s’agit d’un recueil de haïkus écrits par Matsuo Basho, un poète du XVIIème siècle, considéré comme l’un des auteurs classiques de la littérature japonaise.

Un site mis en place par le gouvernement australien évoque l’horreur de ce que fut le chantier de la Ligne, entre 1942 et 1945, avec des références aux musées qui peuvent être visités à Kanchanaburi, en Thaïlande.

 

The narrow road to the deep North, Richard FLANAGAN

Édité par Vintage books, Sydney, 2014, 467 pages.

5 mois dans la pile d’attente.

Homocide

Los Angeles, 1950. L’année vient de naître. L’univers poisseux de la ville crache son flot régulier d’événements nauséabonds. Par exemple, une série de meurtres homophobes avec des morsures de glouton et une tentative de la police d’infiltrer des syndicats communistes. Point commun entre ces deux histoires: Danny Upshaw, jeune flic prometteur. Il se charge officieusement de l’enquête surIMG_1372 les meurtres, tout en étant choisi par un juge pour infiltrer le syndicat en plein Maccartysme. C’est le modèle du flic propre et vaguement idéaliste prêt à tout pour faire éclater la vérité. Mais comme d’habitude avec Ellroy, personne n’est droit et surtout pas les flics. A côté de Upshaw, apparaissent deux autres inspecteurs (Considine et Meeks) à ranger davantage dans la case « ripoux ». Meeks notamment a des liens avec la pègre et Considine démolit le visage de sa femme.

Par petites touches et des métaphores parfois très drôles, Ellroy dénoue les deux intrigues très largement imbriquées. La ville, un personnage du roman, révèle sa face sombre avec sa criminalité, ses héroïnomanes, ses boîtes de jazz crades, ses starlettes qui doivent coucher pour continuer de rêver. Loin des happy ends imaginés par l’industrie du film à Hollywood. De toute évidence, cela finira mal.

The big nowhere est le deuxième volet d’une tétralogie, connue sous le nom de « quatuor de L.A. ». The black dahlia ouvre cette tétralogie et L.A. Confidential et White jazz la concluent.

La lutte sans discernement contre le communisme, menée par le sénateur Joseph Mac Carthy aux Etats-Unis, constitue un des éléments de ce roman.

The big nowhere, James ELLROY
Édité par Arrow books, London, 1990, 472 pages.

18 ans dans la pile d’attente.

La révolution des oeillères

Retrouver son ami d’enfance sur le banc des accusés peut constituer un choc. Encore davantage en exerçant la profession de juge d’instruction et en étant chargé de l’affaire. Dans ce livre, António Lobo Antunes croise les destins de ses protagonistes. Il y a le fils de bonne famille, élevé à la dure par ses grands-parents, après qu’un accident a laissé sa mère sur le carreau et son père à demi-IMG_1135fou. L’avenir radieux lui semble promis, mais il finit en minable agent d’assurance et en révolutionnaire de pacotille. Et il y a le fils du fermier, employé par le grand-père du fils de bonne famille. Malgré les barrières sociales, les deux enfants jouent et grandissent ensemble.

A force d’abnégation, le fils du fermier va grimper les échelons de l’appareil judiciaire. Jusqu’au jour où, pas tout à fait par hasard, atterrit sur son bureau le dossier d’une bande de branquignols. Une parodie d’organisation révolutionnaire qui comprend son ancien camarade de jeux. Enfermés dans leur bulle idéologique, les membres de l’organisation sont ridicules et ne voient pas que leur entreprise est vaine et programmée pour échouer.

Le juge interroge donc l’ami d’enfance. La confrontation fait remonter les souvenirs à la surface et mêle les niveaux de narration. Une pédicure, des cigognes, le son d’un violon, des manipulateurs, un marchand d’armes, des flics véreux, ou encore un bazooka qui fait des ratés apparaissent au fil du récit.

En maîtrise totale, Lobo Antunes entremêle ces différents éléments (les souvenirs, les présents, le futur) en passant de l’un à l’autre sans avertir. Mais sans perdre le lecteur. Ce procédé littéraire se retrouve dans nombre de ses ouvrages tout comme certaines thématiques : la guerre en Angola, la folie, la relation au père, la description d’une société portugaise mélancolique et étouffant sous les conventions sociales. Le style est rythmé, prête à sourire, même si parfois Antunes en fait trop. Des adjectifs et des métaphores en série allongent en effet les phrases. Le souffle manque presque pour en finir la lecture.

Le titre Traité des passions de l’âme est inspiré d’un écrit de 1649 du philosophe René Descartes, intitulé en fait Passions de l’âme. Dans la relation âme – corps, Descartes s’intéresse aux « passions », qui peuvent être en gros traduite dans le langage du XXIème siècle par « émotions ». Davantage d’informations ici.

Lobo Antunes a combattu durant la guerre coloniale (1961 – 1975), au sein des forces portugaises, contre la rébellion luttant pour l’indépendance de l’Angola. Ce thème, évoqué furtivement dans ce roman, traverse l’ensemble de l’oeuvre de cet auteur. Une compilation d’images d’archives françaises sur ce conflit peut être vue ici

Traité des passions de l’âme, António LOBO ANTUNES

Édité par Points Seuil, Paris, 1998, 420 pages.

17 ans dans la pile d’attente.

Le dentier du dragon

Francis Dolarhyde est mal parti dans la vie. Né sans palais, avec un bec de lièvre et les dents de travers, il est rejeté par sa mère dès le troisième jour à la maternité. Sa grand-mère, avec une tête de George Washington du billet de 1 dollar, joue les mamans de remplacement. Un tel handicap ne se remonte pas, il s’expie.2016-01-13 12.32.48-2

Arrivé à la quarantaine, Francis est employé par une entreprise qui développe les films de vacances – nous sommes dans les années 1970, bien avant le numérique. En dehors du boulot, Francis se sculpte un corps d’athlète, se paie un dentier qui lui donne l’air à peu près présentable. Et prépare sa vengeance en voulant devenir…un dragon.

Parce que sa mère est partie refaire sa vie avec un gros riche qui lui a fait trois enfants, Francis repère des familles de ce type via les films amateurs qu’on lui envoie. Avec une mise en scène particulièrement gore, il trucide deux familles au complet pour nourrir le dragon qui est en lui. La police et le FBI lancent alors Will Graham à ses trousses. Ce spécialiste des tueurs en série est aussi malade qu’eux, malgré sa vie rangée.

Graham, il faut bien le dire, patauge au début de l’enquête. Pour trouver des indices, il consulte Hannibal Lecter, tueur en série interné sous très haute surveillance. Il parvient juste à mettre sa propre famille en danger. Pendant que Francis tombe amoureux d’une non-voyante (évidemment avec sa tête…), Graham parvient enfin à connecter les bons synapses. Deux ou trois meurtres plus tard, l’histoire se termine après un ultime retournement. Bien ficelé et efficace, l’intrigue tient le lecteur en haleine et ménage ses effets de surprise.

Red dragon, paru en 1981, est la première des trois apparitions d’Hannibal Lecter, avant The silence of the lambs (Le silence des agneaux), paru en 1988, et Hannibal paru en 1999.

Francis Dolarhyde est inspiré par une aquarelle peinte aux environs de 1805 par William Blake The great red dragon and the woman clothed with the sun, propriété du Brooklyn Museum de New York.

Red dragon, Thomas HARRIS

Edité par Arrow Books, London, 1993, 319 pages.

20 ans dans la pile d’attente.

Réseaux sociaux, société zéro

La Corée du Nord l’a rêvé, les réseaux sociaux l’ont réalisé. « La vie privée c’est le vol » est en effet un des slogans imaginés par l’héroïne de ce roman. Mae Holland, c’est son nom, se fait engager par une firme active sur Internet et ayant basé son succès sur son moteur de recherche. Toute ressemblance avec la virtualité Google n’est absolument pas IMG_1061fortuite, même si l’entreprise s’appelle ici The Circle. Mae en gravit rapidement les échelons, mais au prix d’une reddition quasi-totale de sa vie privée. Elle vit, respire, mange et dort The Circle. Elle se fait happer, consentante, par la machine en lui laissant toutes ses coordonnées et fichiers personnels dès le premier jour. De son cou pend une caméra branchée en permanence et qui filme sa vie en « transparence ». Le travail est organisé pour se mettre une pression insupportable : un rating constant de son travail, une compétition interne stimulée par des classements dans tous les domaines ou une participation « pas obligatoire, mais fortement recommandée » aux activités sociales de l’entreprise.

Les seuls à résister sont les parents ou les amours de jeunesse de Mae, qui ne veulent pas entrer dans le champ de la caméra qui lui pendouille au cou. Eggers met bien en évidence le glissement insensible vers la prise de contrôle par The Circle de la vie de ses employés, puis de tous celles et ceux qui ont un compte chez eux. Par petits clics, en connectant des outils de contrôle de plus en plus complexes, The Circle tisse sa toile mortifère et emprisonne virtuellement ses usagers. Au final, le réseau social met en charpie le tissu social, cette « chose » concrète, faite de contacts entre personnes de chair et d’os, qui fonde toute société humaine. La dictature de The Circle se masque ici d’une fausse cool attitude, pour mieux faire passer la pilule.

A trop vouloir développer sa thèse du danger que représente ce genre d’entreprise totalitaire, Eggers en oublie de soigner son style, la crédibilité de certaines situations et l’épaisseur de ses personnages. Un livre à lire pour le fond et vraiment pas pour la forme : le temps pris pour sa lecture sera au moins volé à Google, Facebook ou Twitter.

Ce roman a été adapté au cinéma en 2017. La bande annonce ici.

L’action de ce livre se déroule dans la baie de San Francisco, où Mae Holland s’adonne à une activité visiblement populaire à cet endroit: le kayak dans l’estuaire.

The Circle, Dave EGGERS

Édité par Vintage Books, New York, 2014, 497 pages.

9 mois dans la pile d’attente.